le festin
Compagnie
Anne-Laure Liégeois
 
 



La Place royale
de Pierre Corneille // Production de la Comédie-Française
mise en scène, scénographie et costumes Anne-Laure Liégeois

assistée de (mise en scène) Mathieu Quintin
assistée de (scénographie) Yaël Haber
assistée de (costumes) Colombe Lauriot Prévost
lumières Marion Hewlett
assistée de Patrice Lechevallier
collaboration à la dramaturgie Christophe Cavallin
avec Eric Génovèse, Alain Lenglet, Florence Viala, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Clément Hervieu-leger, Benjamin Lavernhe, Muriel Piquart
 

Création le 28 novembre 2012 à la Comédie-Française

Production de la Comédie-Française

 

Une pièce de maturité

La première terreur, le premier bonheur aussi, pour moi, c’était l’alexandrin. Comment rendre intelligible cette langue d’aucune bouche d’hier et encore moins (quoique ?) d’aujourd’hui ! Je faisais des cauchemars à douze pieds. Me donnais du coeur en me disant que des textes étaient soudain devenus limpides quand je les avais vus interprétés en langue totalement étrangère, comme le suédois. Bergman, mettant en scène Le Roi Lear produisait par la force de l’interprétation des comédiens et la précision de ses images, une oeuvre d’une clarté jamais rencontrée sur ce Shakespeare. Il me fallait entrer dans un système d’écriture avec cette jubilation que je connaissais quand je travaillais Georges Perec ou tout oulipien. Se dire que ce travail était un jeu et que l’alexandrin en était le maître. Et surtout rester attentive à ce que celui-ci mène la danse sans que jamais nous, les spectateurs et moi, nous sentions privés de participer au jeu.

Corneille a écrit la Place Royale en 1634 à 28 ans, puis il écrivit L’Illusion Comique, Le Cid,  Polyeucte...  Quarante neuf ans plus tard, il donna une dernière édition revisitée de La Place Royale, son oeuvre de jeunesse. Deux ans après, il mourut, à 78 ans. C’est cette ultime version que j’ai choisie de mettre en scène, après un patient examen comparé de chaque variante. Cette réécriture de 1682, aux modifications pourtant discrètes, va vers un allègement et une modernité de la langue, une forme plus proche du langage d’aujourd’hui. Certains vers ont gagné en élégance, des archaïsmes ont disparu, la simplification de la langue a créé un dynamisme supplémentaire. Et puis je ressentais aussi dans cette nouvelle langue, une évolution dans le jugement de Corneille sur les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Le conflit de la volonté et de l’amour, toujours aussi violent, semble plus accepté. La vie avait sans doute aidé l’auteur à régler quelques comptes avec les femmes et à les regarder d’un oeil plus serein sinon plus tendre.

Pour dire ce conflit entre  philosophie et passion, entre sa propre volonté et la liberté de l’autre, entre désir et réalité, il fallait des acteurs qui avaient depuis quelques temps déjà dépassés l’âge de la puberté ! J’entends certains de quarante et plus dire : « je ne peux pas/plus aimer car cet amour me tue et n’entre pas dans mon projet de vie ». Une cruauté pour soi et pour l’autre sans nom. L’important n’est pas tant l’âge d’Angélique, d’Alidor, de Phylis et même de Lysis que leur maturité. Quand l’étau du temps se resserre, quand tout s'accélère, le vide que laissera l’autre, quitté par ce respect de notre volonté qui se nomme dogme ou carrière, est immense. C’est un vide pour toujours. Une solitude éternelle. La Place Royale parle de cela, des ravages de la pensée, de la philosophie, de la féroce défense de ses desseins, de l’ambition, de ce qu’on peut appeler liberté.

Une comédie du genre humain                

Avec La Place Royale, Corneille le genre de la pastorale et place sa comédie non plus dans les prairies, mais dans le « paysage » urbain que connaît son auditoire, créant ainsi une empathie entre la salle et la scène. Pour retrouver cet écart, ou distance de l’origine, un film a été réalisé avec de jeunes acteurs. Il sera diffusé lors de l’installation du public. Il s’agit de montrer tout ce qui « devait » être là, tout ce qu’on s’attend à voir quand on vient au théâtre voir La Place Royale de Pierre Corneille : de superbes costumes du XVIIe siècle, des beaux jeunes gens respirant l’espoir en des lendemains rieurs, un décor de place peut-être, royal sans doute. Nous avons tourné dans une fascination totale pour cette beauté du diable. Mais tourné dans la nature et non Place des Vosges ! Et sommes ainsi retournés aux sources de la pastorale. Tourné dans les champs autour de mon village d’enfance où j'ai eu tous mes espoirs. La nature, ma nature, celle de tous les jeux, de toutes les promesses.

Et puis de ce film, il fallait se débarrasser, tout en laissant imprimés, loin sur le fond de la rétine, les images en noir et blanc de ce qui aurait pu être. Faire tomber l’écran et ouvrir le plateau à la chair, à une matière brute. Trouver un lieu qui soit un lieu de passage, de rencontres, de désirs et d’espoirs tournés vers l’autre, de promesse de lendemains amoureux. Un lieu qui dise « nous » mais un « nous » légèrement décalé par la poésie du théâtre. Un parquet de bal s’est imposé. Lieu de la rencontre des corps, des espérances d’amour-toujours ou d’amour-d’un-slow. Le lieu d’une nuit ou de vingt quatre heures, quand on participe, comme cela se fait en province, à son installation.

La pièce commence en fin de matinée pour s’achever au petit matin. On prépare la fête, on vit des événements bouleversants et au petit matin lorsque la lumière se rallume, le mascara a coulé, la cravate est défaite, il faut mettre dans le frais petit matin de vieux blousons sur les robes de soirée. Tout n’est pas rentré dans l’ordre espéré. On n’a pas forcément dansé le dernier slow avec le partenaire espéré. Ce n’est pas très beau, pas très esthétique !... mais c'est très émouvant, c’est très humain ! Et c’est drôle, non pas risible mais risable (si seulement on pouvait comme ça inventer des mots !). J’aime le rire de La Place Royale, ce rire d'empathie qui vient de la tension entre ce qu'on s'est dit qu'on ferait de sa vie et ce qu'on en fait ou ce qu’on va inévitablement en faire. Alidor, Angélique sont si vrais dans leur absurde combat qu’ils en sont risiblement émouvants ! C’est dans cet espace de distorsion entre la volonté et la réalité que naît le rire.

Les costumes disent le « nous ». Comme ils le disaient en 1636 quand Corneille donnait au Théâtre du Marais des représentations de son texte. Finis les moutons et les bergères en rose pâle, les bergers en sabot, face aux spectateurs des comédiens dans les mêmes vêtements qu’eux : il s’agissait de rapprocher le personnage de la scène de ceux de la salle, un miroir où se reconnaître.

Trouver sa liberté dans l’art de la feinte

Truffaut rappelle l'anecdote d'Hitchcock décidant de noter ses rêves car il pensait y trouver la trame de films formidables. Au réveil, il ouvre son carnet et y trouve écrit : « Un homme aime une femme ». Là est le postulat de départ de La Place Royale : un homme aime une femme. Mais cet homme s’était donné sa volonté pour unique maîtresse et cet amour malencontreux lui fait perdre sa liberté. La situation aurait pu être plus simple s’il n'y avait pas l'autre : la femme qui aime absolument cet homme qui va la faire souffrir ; l'ami, Cléandre, l'amoureux absolu qui aime la femme, à qui l'homme va la donner pour continuer à la posséder. Comment rester libre quand la liberté de l’autre rencontre notre liberté.

Et quelle est cette liberté que prône Phylis avec tant d’énergie, et une vivacité de langage qui ne peut pas manquer de nous faire rire ? Phylis se bat pour atteindre un détachement total, se donnant indifférente et indifféremment à tous pour n’appartenir qu’à elle-même. Elle agit dans une conscience aiguë de sa condition de femme du XVIIème siècle certes, mais la volonté de son combat traverse les siècles. Stoïcienne absolue, elle a parfaitement intégré le fonctionnement du monde.

Quelle solution pour sauver sa liberté ? Feindre. Feindre pour survivre, comme Phylis ; feindre pour se faire libre, comme Alidor. Ce jeu de masque qui ruinera  la droite Angélique.

Traversée par une rhétorique du mensonge, la pièce ouvre une formidable réflexion sur le théâtre. On pense à L’Illusion comique et, à distance d’une centaine d’années, au Paradoxe du comédien de Diderot. On est face à un comédien qui joue un personnage qui joue à jouer ce qu'il est pour ne plus l'être, dans une enfilade de mises à distances ou de ce que Pascal appelait “une pensée de derrière la tête”. Alidor fait croire qu’il joue d’âme et joue en fait d’intelligence ; ou se fait croire qu’il joue d’intelligence mais joue d’âme malgré lui...! Quand au dernier acte de la comédie, Angélique refuse finalement de croire un homme qui l’a tant trompée, Alidor n’a plus qu’à se marier à lui-même et à sa propre volonté. Et on assiste dans les dernières stances, à l’apothéose du comédien : Alidor jouera désormais d’intelligence. Il sera l’acteur parfait, la pure illusion et la pure feinte. Celui qui emportera toute l’admiration de Diderot et bien d’autres après lui.